“Nostalgies à la dérive : perspectives historiques pour instruire une critique contemporaine” in Nostalgies contemporaines : Médias, cultures et technologies, edited by Emmanuelle Fantin, Sébastien Fevry and Katharina Niemeyer (Paris: Presses Universitaires du Septentrion, 2021), 25-46.
Extrait: « Nous vivons à l’ère de la nostalgie ». Voilà ce qu’aurait pu écrire un auteur français il y a cent ans en constatant l’emploi répandu du terme par de nombreux écrivains, journalistes, poètes, artistes et musiciens. Mes recherches sur l’expression du sentiment nostalgique dans la musique et les médias français du début du XXe siècle ont pour but de déchiffrer la diffusion et la pluralité des nostalgies à cette époque charnière afin de mieux comprendre l’introduction du terme dans des contextes artistiques et populaires distincts des usages scientifiques et médicaux qui avaient dominé l’histoire du terme jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, j’ai catalogué pas moins de trente œuvres musicales (principalement des chansons et des danses arrangées pour piano) publiées à Paris sous le titre de « nostalgie » entre 1896 et 1914. Ce nombre double durant les années d’après-guerre et n’a cessé d’augmenter jusqu’à aujourd’hui. Cette production musicale qui se décrit explicitement comme étant nostalgique ne représente qu’une fraction des œuvres d’art sur ce thème et une partie infime des discours sur la nostalgie durant les deux premières décennies du XXe siècle. Mais elle permet de constater qu’au tournant de ce siècle la nostalgie était déjà devenue une notion attrayante et évocatrice dans l’imaginaire populaire et la création artistique, acquérant par le fait même une signification expressive revalorisée.
Cette transformation, ou plutôt cette appropriation populaire de la nostalgie, est donc survenue beaucoup plus tôt que l’ont suggérée d’autres auteur.e.s qui, en se basant sur des écrits scientifiques plutôt que sur la culture populaire, la situent parfois aussi tardivement qu’au milieu du XXe siècle ou plus tard (Batcho, 2013 ; Becker, 2018 ; Kalinina, 2016). De plus, au contraire des dictionnaires de l’époque, qui continuent de proposer une définition ancienne et unique de la « nostalgie » en tant que « vif désir de revoir sa patrie », un simple coup d’œil à cette production artistique permet de remarquer qu’on a affaire alors à une prolifération de conceptions de la nostalgie tout à fait différentes, voire même opposées à celles des siècles antérieurs et, en partie, à celles qui nous sont familières dans les médias contemporains, soit du regret d’un passé perdu et exalté. Par exemple, en considérant uniquement les partitions musicales publiées en l’espace de quelques années entre 1904 et 1906, on se retrouve face à des représentations qui évoquent des univers qui ne se rejoignent sur aucun point : de la nostalgie sentimentale qui traite l’émotion de manière innofensive comme un désir ou un regret amoureux, de la nostalgie militaire bien plus redoutable qui l’interprète comme un diagnostic médical ou encore de la nostalgie racialisée qui prend source dans l’engouement pour l’exotisme et l’art africain répandu à cette époque.
Ces quelques exemples soulèvent une question fondamentale : qu’entend-on lorsqu’on parle de nostalgie ? Cette question a deux volets. D’abord, un volet d’ordre historique, qui se résume à demander « qu’entendait-on » par « nostalgie » par le passé. Quelques études détaillées ont été publiées sur l’évolution du concept de la nostalgie depuis ses origines médicales jusqu’à ses interprétations psychologiques. Ces études historiques, s’inspirant généralement de développements scientifiques ou philosophiques qui ont altéré le sens du terme, et cherchant principalement à expliquer sa dérive sémantique, n’arrivent pas toujours à démêler la présence simultanée d’interprétations antagonistes de la nostalgie dans la langue courante d’une période déterminée. En portant attention à un ensemble de sources varié, il devient souvent difficile de donner une réponse unique à ce qu’on entendait par nostalgie, et ce, même lorsque les dictionnaires et thèses n’en proposent qu’une seule. Le second volet est d’ordre conceptuel. Il consiste à interroger les conceptualisations contemporaines qui sous-tendent les études de nostalgies distantes (temporellement, géographiquement ou culturellement) des considérations actuelles. Par exemple, tandis que la nostalgie d’il y a cent ans était multiple (on pourrait dire indécise), superposant plusieurs sphères expérientielles, cette multiplicité a depuis évolué en un concept plus homogène, où l’expérience temporelle est nettement prépondérante, tandis que d’autres aspects de la nostalgie d’autrefois, tels que ses fonctions physiologiques et pathologiques, ont pratiquement disparu des discours médiatiques ou populaires. En joignant ces deux volets historique et conceptuel, on peut entrevoir une interaction fluide entre des formes passées (et parfois même dépassées) de la nostalgie et des notions plus récentes et familières, malgré l’hétérogénéité que cette interprétation transhistorique suppose de prime abord.
Abstract: After World War I, attitudes towards the waltz rapidly changed in France. Circumstances of the war such as the restrictions on theatrical and social activities, and the rapprochement between French and American cultures, contributed to the rapid transformation of the waltz into a symbol and product of musical nostalgia, where listeners and dancers could assign to the genre their own regrets and desires about the fate of the nation after the most devastating conflict the world had ever seen. This chapter explores the tensions in discourses surrounding waltzes in various sites, from dance halls to concert stages, in order to expose the role of the French government, the media, and the musicians in promoting musical genres deemed socially, culturally, and nationally adequate (or inadequate) during the period of transition to peace that followed the armistice of November 1918.